Manifeste d’un spécialiste contre l’orgueil en médecine
Chère lectrice, cher lecteur,
Il y a quelques jours, j’ai revu un nourrisson âgé de 10 mois que j’avais vu plus tôt pour un eczéma extrêmement sévère sur la quasi-totalité du corps.
Tout m’orientait vers le tube digestif :
- Il avait des régurgitations qui avaient traitées par la substitution du lait par un lait antirégurgitations (quelle drôle de façon de voir les choses !)
- Il avait des coliques qui l’empêchaient de s’endormir le soir
- Il était particulièrement constipé
Il s’agissait à l’évidence d’une intolérance aux protéines de lait de vache.
Dans ces cas-là , la seule chose à faire est donc de remplacer le lait par un lait anallergénique, c’est-à -dire préalablement « digéré » (coupé en petits peptides pour rendre les protéines de lait non immunogènes).
Un mois plus tard, je revois l’enfant qui est totalement guéri de son eczéma. Il n’a plus de coliques et fait désormais ses nuits.
Satisfait du diagnostic et du traitement, je rappelle à la famille que le lait était bien la cause de cet eczéma.
Cependant, je ne vois pas dans le regard des parents la lueur de satisfaction habituelle.
Cette réponse m’a estomaqué
Je m’en inquiète et les questionne.
Et voici ce qu’ils me répondent : « Notre Docteur nous a dit que le bébé n’avait pas d’intolérance aux protéines de lait de vache. Regardez la prise de sang, elle est normale. »
Et ils me tendent le fameux document.
Le médecin traitant avait demandé les anticorps IgE contre les protéines de lait de vache et ces anticorps étaient négatifs.
Il considérait que la cause n’était pas celle que nous avions retenue, à savoir l’intolérance aux produits laitiers, alors que leur éviction a été le seul geste thérapeutique efficace et que l’enfant a été totalement guéri grâce à cela en moins de deux semaines !
Cela montre que certains médecins font, hélas, plus confiance à la biologie qu’à la clinique. Mais surtout, quel manque de connaissance que de penser que le seul mécanisme qui puisse intervenir dans des réactions d’intolérance ou d’allergies passe uniquement par le biais des immunoglobulines E !
Pêcher des poissons avec une cuillère
C’est comme si on allait pêcher dans la rivière avec une cuillère à soupe (qui ici représente le dosage des immunoglobulines E) et que, ne ramenant pas de poisson, on en conclurait qu’il n’y a pas de poisson dans la rivière.
En tant que médecin, nous devons rester modeste : nous n’avons pas de tests biologiques pour rendre compte de tous les mécanismes des intolérances alimentaires.
Nous pourrions certes doser les immunoglobulines G, mais qu’en est-il des intolérances liées tout simplement à l’activation des lymphocytes ?
Ainsi, au lieu de se satisfaire de la remarquable efficacité de la prise en charge, le médecin met en doute les préconisations du spécialiste !
Est-ce que cette remise en cause serait allée jusqu’à la suppression du lait anallergénique ? Si cela avait été le cas, le médecin aurait été témoin d’une rechute inéluctable. Je me demande comment il aurait expliqué cela à la famille.
Cet enfant intolérant est obligé de manger du gluten à la cantine !
Le plus difficile pour un médecin, c’est de convaincre… d’autres médecins !
On pourrait penser que l’avis d’un spécialiste convainque sans discussion le médecin généraliste sur tout ce qui concerne sa discipline.
Mais comme on vient de le voir, ce n’est pas toujours le cas.
Le deuxième fait auquel j’ai été récemment confronté, c’est le refus du médecin traitant de faire un projet d’accueil individualisé (PAI) pour un enfant qui a une pathologie intestinale sévère l’ayant conduit à deux opérations chirurgicales, en vain.
L’interrogatoire et l’analyse de tous ses examens biologiques m’ont conduit à retenir la double intolérance aux produits laitiers de vache et au gluten. Si bien que depuis presque un an, l’enfant suit ce régime d’éviction.
Non seulement il n’a plus de douleurs abdominales ni troubles du transit, mais il a surtout pris une dizaine de centimètres de taille alors qu’il était plus petit que ses camarades !
Mais sous prétexte que l’enfant n’a pas été vu par un pédiatre et n’a pas fait les tests que le médecin aurait voulus, celui-ci a refusé à la famille le fameux PAI, qui aurait permis à l’enfant de bénéficier de plats sans produits laitiers ni gluten à la cantine de son école.
30 ans de retard : les maladies que certains médecins ignorent toujours
En tant que Professeur de médecine, j’ai le devoir d’être totalement à jour de l’évolution du savoir scientifique et de la médecine.
Mais si je fais état de connaissances qui sont parues récemment dans la littérature médicale, il arrive que le médecin traitant vienne nier mon diagnostic basé sur ces données récentes, et cela en ne s’appuyant que sur ce qu’il a appris à la faculté il y a 20 ou 30 ans.
Il en est ainsi par exemple de l’intolérance au gluten citée plus haut, qui n’est souvent connue du médecin que dans sa forme de maladie cœliaque.
Or la nature même du gluten et sa qualité ont changé ces dernières années, si bien qu’une nouvelle pathologie est survenue, qui a été qualifiée en 2015 de « sensibilité au gluten non cœliaque » (NCGS pour Non Celiac gluten Sensitivity).
Cette nouvelle problématique n’a bien entendu pratiquement aucun rapport avec la maladie cœliaque, tant en termes de symptômes que de signes biologiques.
Il faut donc absolument la connaître pour pouvoir l’évoquer. Or le médecin qui, installé au début des années 2000, n’a pas eu connaissance des travaux publiés 15 ans plus tard, risque de remettre en question l’avis du Professeur dans la spécialité.
Méconnaissance sur l’insulinorésistance
C’est pareil avec l’insulinorésistance, qui est une situation physiopathologique extrêmement sérieuse, puisque l’on estime aujourd’hui que ce serait l’une des principales causes au développement des cancers, des accidents vasculaires cérébraux et des infarctus.
La metformine est le traitement de l’insulinorésistance par excellence depuis une vingtaine d’années, et pas seulement en cas de diabète de type 2.
Ses effets sont tels qu’ils diminuent les risques de voir apparaître un cancer, qu’il a des effets anti-âge, et qu’il aide même les personnes non diabétiques à perdre du poids.
Et pourtant, combien de fois ai-je observé que le médecin traitant modifie cette prescription, alors même que c’est le traitement le plus approprié au malade, sous prétexte que « normalement, ce médicament c’est pour le diabète, et comme vous n’avez pas de diabète je le supprime. »
3 écueils de la médecine moderne
Ces histoires ne sont que quelques exemples parmi d’autres.
Je pourrais encore citer la jeune patiente que je traite par isotrétinoïne pour une acné très grave qui, sans ce traitement, laisserait des séquelles à vie.
Or son médecin, moins qualifié sur les questions de dermatologie, s’oppose à ce traitement en ne se basant que sur sa conviction et sur les « on-dit ».
Quand vous êtes spécialiste en médecine interne, la spécialité-reine de la médecine et l’une des plus longues à acquérir, vous pensez que le médecin va respecter vos connaissances bien plus approfondies que les siennes sur le sujet.
Mais en dépit de la prise en charge complète du malade (avec interrogatoire détaillé, examen clinique total et lecture des différentes analyses effectuées), vos conclusions sont parfois remises en question par un médecin qui n’a vu son malade que quelques minutes en consultation, sans n’avoir jamais mené l’examen et les analyses que vous avez faites.
Comme on vient de le voir, plusieurs écueils peuvent nuire à la bonne prise en charge du patient :
- La confiance aveugle dans les analyses biologiques, en dépit des observations cliniques : celles-ci doivent venir confirmer les examens cliniques, mais jamais s’y substituer
- La méconnaissance de l’actualité scientifique : la médecine évolue très vite et on ne peut pas se contenter de connaissances apprises à la faculté il y a 20 ou 30 ans.
- Le manque de coopération avec les spécialistes : le médecin doit avoir l’humilité de ne pas tout savoir et accepter l’avis d’un professionnel plus compétent que lui dans certains domaines.
Heureusement, il s’agit de cas exceptionnels. La grande majorité des médecins sont coopératifs et font confiance au spécialiste.
Dans ma prochaine lettre, je vous parlerai de toutes ces petites choses simples liées à votre peau que le médecin généraliste devrait pouvoir faire, mais qu’on ne lui enseigne pas.
Alors qu’à l’inverse, on lui bourre le crâne avec des syndromes complexes dont même un spécialiste ou un Professeur de la discipline ne rencontrera qu’une fois dans sa vie.
Bien Ă vous,
Pr Philippe Humbert
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